Leena Krohn, SPHINX OU ROBOT

Traduction de Pierre-Alain Gendre

 

 

 

1. LA SOUPE MALÉFIQUE

 

"Lydia! Tu as lu ça?" dit Père en brandissant le journal du matin. Un article occupait la première page, celle qui d'habitude ne contenait que des publicités.

"Qu'est-ce que c'est?" demanda Lydia.

"C'est une annonce du Ministère de la Santé. Lis-le."

Lydia se mit à lire.

Suite à certains événements récents, nous encourageons nos concitoyens à la prudence dans le maniement des bouillons, bouillies et boissons, particulièrement lorsque leur température est élevée. Il est déconseillé de les refroidir en les remuant trop vigoureusement ou trop régulièrement, dans une seule direction et trop longuement. Il est bien plus indiqué de les laisser se refroidir d'eux-mêmes. En effet, dans certains cas, certes fort rares, un mouvement circulaire peut provoquer, sous l'effet de turbulences, ce qu'on nomme une singularité.

Ceux qui pétrissent de la pâte sont également menacés. En cas de succion dans le sens du pétrissement, il est impératif de repousser la pâte loin de soi et de détourner les yeux. Un regard fixé sur la turbulence ne fait qu'accroître le danger. Dans le pire des cas, un tel "trou de lombric" pourrait engloutir le pétrisseur négligent. Il n'existe à ce jour aucun moyen connu de retrouver ceux qui auraient disparu dans une telle singularité.

Concitoyennes, concitoyens, nous vous incitons à la modération et à la plus grande circonspection aussi bien dans la cuisine familiale que dans les endroits publics.

"Qu'est-ce que c'est censé vouloir dire?" demanda Lydia.

"C'est une mise en garde utile. Il y a eu des accidents," dit Père. "Des événements fort malheureux, comme ce qui est arrivé à Oncle Kauto."

"Qu'est-il arrivé à Oncle Kauto?"

"Tu veux dire que tu ne le sais pas? C'est arrivé au printemps passé alors qu'il s'était attablé devant une soupe aux choux. Sa femme l'avait servie dans son assiette directement de la soupière brûlante. Comme Oncle Kauto avait grand faim, il a remué sa soupe avec énergie pour qu'elle refroidisse plus vite."

"Tout le monde fait ça," dit Lydia.

"C'est vrai. Mais, heureusement, ce qui est arrivé à Oncle Kauto n'arrive pas à tout le monde."

"Et alors, que lui est-il arrivé?"

"Sa femme a entendu une exclamation de surprise," dit Père, "et s'est retournée pour voir ce qui se passait. Elle a juste eu le temps de remarquer qu'un tourbillon s'était formé dans l'assiette de soupe, comme quand on tire la bonde dans une baignoire, et qu'il continuait de tournoyer bien qu'Oncle Kauto eût cessé de remuer sa soupe. Tout au contraire, la soupe s'était mise à gonfler, à se dilater et à bouillonner comme une mer en furie. Quelques instants plus tard, l'assiette même avait cessé d'être visible. Et la soupe gonflait de plus belle. C'est alors que la cuiller est tombée des mains d'Oncle Kauto et sa femme a vu son visage écrasé contre le tourbillon de soupe. Elle m'a dit: ‘C'était comme si l'assiette l'avait aspiré. Il a nettement paru rétrécir et rapetisser. Une force irrésistible l'engloutissait. C'était vraiment un brouet de sorcière.’ "

"Quelle horreur!" fit Lydia.

"Sa femme l'a agrippé par les bretelles mais au même instant elle aussi s'est sentie aspirée. Elle m'a dit que c'était comme si un aspirateur géant avait surgi de la soupe pour les avaler et qu'elle aussi aurait été engloutie si son mari ne l'avait pas repoussée d'un coup de pied. Elle est sûre que c'est ça qui lui a sauvé la vie."

"Quelle soupe maléfique!" dit Lydia. "Mais qu'est-il advenu d'Oncle Kauto?"

"Il a disparu," dit Père. "Il s'est noyé dans le tourbillon de soupe. Peu après, le calme est revenu, le liquide a reflué et il n'est resté sur la table qu'une assiette de soupe d'où s'élevait un filet de vapeur. On n'a pas revu notre homme depuis lors."

"Comment cela est-il possible?"

Le père de Lydia dit: "Eh bien, probablement que la masse de soupe bouillante, lorsqu'elle s'est mise à tournoyer, a produit ce phénomène de turbulence dont parle l'article du Ministère de la Santé. C'est inhabituel mais ça peut arriver. Tout ce qui n'est pas impossible finit par se produire tôt ou tard. Mais parfois, même l'impossible se produit."

"Je ne comprends toujours pas très bien," dit Lydia.

"A ce moment-là, l'espace-temps s'est mis à s'incurver et à se densifier, ce qui a causé l'apparition de ce qu'on appelle une singularité, ou trou noir qui, à son tour, a créé un puissant champ magnétique. Et remarque que lorsqu'on suscite une singularité, il n'est plus possible de faire la moindre prédiction. Dans une singularité, les lois de la nature sont suspendues. Quand Oncle Kauto s'est penché sur sa soupe, il a dépassé l'horizon des événements de la science. Ensuite, plus rien ne pouvait arrêter le processus. Personne n'aurait pu secourir Oncle Kauto. Dans son ignorance, il a lui-même causé sa ruine en remuant trop vigoureusement sa soupe."

"Mais va-t-il revenir?" demanda Lydia.

"C'est possible, mais c'est peu probable."

"Est-ce qu'il se trouve dans un autre monde?"

"Peut-être," dit Père d'un ton dubitatif.

"Mais pourtant les gens doivent bien manger là-bas," dit Lydia d'un ton songeur. "Et s'il remue à nouveau sa soupe, peut-être qu'il provoquera une nouvelle singularité. Et s'il pouvait alors penser à revenir ici …"

"Il faut rester optimiste," dit Père.

"Mais," reprit Lydia, "est-ce qu'on ne pourrait pas disparaître à notre tour comme Oncle Kauto? Est-ce que la même chose ne pourrait pas nous arriver si on remuait trop fort notre soupe, notre bol de céréales ou notre thé?"

"Ce qui arrive à l'un peut arriver aux autres," dit Père. "Et d'ailleurs, nous venons tous d'une soupe. Notre origine est dans le chaos bouillonnant de l'antique soupe primordiale, et un jour nous devrons bien y retourner. Ça n'a pas besoin de se passer comme pour Oncle Kauto, mais ça arrivera une fois. A nous – et au monde entier."

"Oh, Père, quand cela?"

"Qui sait? Demain ou dans cent milliards d'années," dit Père.

"Aah," dit Lydia rassurée. Et elle but le reste de son chocolat.

 

 

 

2. TRAVAIL DE NUIT

 

Lydia savait voler. Lydia survolait des villes inconnues, des champs de blé mûr et de vastes étendues d'eau ensoleillées après la tempête. A un certain moment, elle se retourna et s'aperçut que quelqu'un la suivait. Ce quelqu'un la rattrapa et lui dit: "Devine."

"Devine quoi?" demanda Lydia.

"Tu es en train de rêver."

"Ce n'est pas possible," dit Lydia. "Comment cela se pourrait-il? Tu ne vois pas que je vole? Si je vole, je n'ai pas le temps de dormir. Sinon, je tomberais."

"Au contraire," dit Quelqu'un.

"Comment ça, au contraire?"

"Tu tomberais si tu essayais de voler quand tu ne rêves pas," dit Quelqu'un. "Tâche de te souvenir de cette règle: si tu voles, c'est que tu n'es pas éveillée. Si par contre tu es éveillée, alors tu ne pourras pas voler."

Un vague souvenir se fit jour dans l'esprit de Lydia tandis qu'ils passaient au milieu d'un vol de moineaux gazouillants, mais elle n'avait pas vraiment envie de se rappeler.

"Tiens, bois ça," murmura une voix. Mais ce n'était pas Quelqu'un, c'était Père. Lydia but puis, tirant l'édredon par-dessus ses oreilles, reprit son rêve sans plus être interrompue, glissant d'un songe à l'autre sans que Père puisse rien y faire. Même le docteur se révéla impuissant.

C'est ainsi que ça s'était passé tout au long de l'automne. A peine Lydia s'était-elle réveillée qu'elle sombrait à nouveau dans le sommeil. Elle s'endormait sur le chemin de l'école, au cours des leçons, sur le chemin du retour et même à la table de la cuisine lorsqu'elle voulait se mettre à réviser. Il semblait qu'elle ne voulait que dormir. Elle aurait voulu que la nuit ne cesse jamais, mais l'obscurité avait toujours une fin. L'aube pointait et lorsque les lumières s'allumaient, les rêves s'éteignaient. Les matins étaient affreux. Ils voulaient l'arracher à ses couvertures, la forcer à se lever, à s'habiller et à se souvenir que Mère était morte.

Père lui parlait tandis qu'elle dormait: "Tu veux donc dormir toute ta vie? Mais c'est du gaspillage. Il te faut aller à l'école, grandir et faire tout ce que les gens font dans ce monde. Et ça, tu ne peux pas le faire dans ton sommeil. Allons, un peu d'entrain."

"Mais c'est ce que je fais! Je suis sans arrêt en train de faire des choses," Lydia crut s'entendre grommeler. "Tu ne vois donc pas que je suis en train de voler?"

Elle planait dans le ciel, détachée de tout. Quelqu'un à nouveau volait à son côté.

"Est-ce toi qui m'as dit un jour que nous étions endormis?" demanda-t-elle.

"Toi, tu dors," dit Quelqu'un, "mais moi, je suis éveillé."

"Mais d'après ce que tu disais, si une personne vole, elle n'est pas éveillée."

"Cette règle s'applique à toi," dit Quelqu'un, "pas à moi. Moi, c'est une autre histoire. je peux voler et être éveillé."

"C'est injuste," dit Lydia. "Mais si tu es éveillé et que je suis endormie, comment pouvons-vous nous parler?"

"C'est simple, nous ne pouvons nous parler que lorsque tu es endormie et que je suis éveillé." expliqua Quelqu'un tandis qu'ils flottaient au-dessus des lumières de la ville.

"Je ne comprends pas," dit Lydia tout en poursuivant son vol et son sommeil.

"Par contre, quand tu es éveillée, moi je rêve," dit Quelqu'un, mais Lydia n'y comprenait rien et ça ne l'inquiétait pas.

Lydia dormait jour et nuit, c'est du moins ce que pensait son père qui veillait sur elle à son chevet. Elle paraissait couchée dans son lit, pâle et les yeux clos. Mais de son point de vue à elle, Lydia n'était pas là mais dans un tout autre endroit. Lequel des deux avait raison? Ou avaient-ils tous les deux raison?

Peut-être y avait-il deux Lydia? L'une dormait mais l'autre, ravie, survolait des paysages de rêve sous un soleil de rêve. Légère comme un avion en papier, elle flottait longuement par-dessus les verts pâturages. Quel plaisir de planer ainsi n'importe où sur terre! Au-dessus des flots bleus! Au-dessus des villes illuminées! Et au clair de la lune lorsque Vénus scintille de plus belle.

Lydia ne savait pas qu'elle rêvait. Si elle l'avait su, elle se serait déjà réveillée. Mais tandis que son corps de rêve en pleine santé bourlinguait dans d'autres mondes, son petit corps réel gisait immobile en s'affaiblissant sans cesse.

"Quand tu t'endors là-bas, tu te réveilles ici," dit Quelqu'un. Ils survolaient une plaine enneigée couverte de lits comme dans une chambre d'hôpital. Mais ils étaient tous vides.

"Où sont-ils tous allés?" demanda Lydia.

"Dans leurs rêves," dit Quelqu'un.

Lydia croisait souvent sa mère dans ses rêves. "C'est bizarre, on m'avait dit que tu étais morte," lui dit Lydia.

"Balivernes," dit Mère en riant. Elle montra à Lydia son petit jardin qui était plein de grandes fleurs bleues, sombres comme de l'encre.

Mais Lydia reprit son envol.

"Souviens-toi de la règle," dit Quelqu'un.

"Si je dormais, tu serais mon rêve," dit Lydia. "Mais je ne veux pas que tu ne sois qu'un rêve."

"Dans les rêves, les rêves sont vrais," dit Quelqu'un.

"Mais si on n'est que le rêve de quelqu'un, alors on n'existe pas," fit Lydia tandis qu'ils passaient au-dessus d'un lac noir aussi lisse qu'un miroir et où se reflétaient les étoiles.

"Si on pense qu'on existe, c'est qu'on existe," dit Quelqu'un. "C'est qu'on est vivant. C'est indiscutable. C'est la vie et c'est la vérité. Il n'y a pas d'autre vie que ça."

"Tu crois que tu existes?"

"En principe, oui," dit Quelqu'un. "Mais il est temps que tu rentres."

"Pourquoi?" demanda Lydia.

"A chacun son tour, Lydia, à chacun son tour," murmura Quelqu'un.

"Que veux-tu dire, à chacun son tour?" demanda Lydia. Elle remarqua qu'un orage se préparait. Elle se sentait très nerveuse et avait de la peine à rester en l'air.

"Le jour et la nuit," dit Quelqu'un. "Le sommeil et la veille. Le travail de nuit et le travail de jour. L'être et le non-être. la vérité et la non-vérité. On ne peut pas avoir l'un sans l'autre. Et chacun d'eux devient l'autre. le sommeil t'éveille, la veille t'emmène dans les rêves. Et voilà une autre règle."

Ils amorcèrent leur descente à travers un nuage tourbillonnant en direction d'une petite maison qui lui était familière.

"Et ça, c'est lequel des deux?" demanda-t-elle. Ils se trouvaient à présent dans une cour que Lydia connaissait bien.

"C'est justement en train de changer," dit Quelqu'un. "Le travail de jour va commencer."

"Tu m'as brouillé l'esprit avec tes histoires," dit Lydia. "Pince-moi pour que je sois sûre que je ne dors pas."

Quelqu'un lui pinça le bras. "Aïe!" s'écria Lydia. "Ça fait mal. Mais je savais bien que c'était ici le monde réel. Et toi aussi tu es réel."

Lydia se tourna avec un regard de triomphe vers Quelqu'un, mais Quelqu'un avait disparu. Là où il s'était trouvé, un trou en forme de Quelqu'un s'était formé à travers lequel Lydia reconnut le visage de son père. Le trou s'élargit jusqu'à ce qu'elle découvre aussi le visage du médecin et la chambre tout entière. Le monde remplissait à présent l'espace qu'avait occupé Quelqu'un. Lydia s'était réveillée et un nouveau jour tout frais était prêt à démarrer.

C'était maintenant le tour du jour.

Son bras la piquait un peu. Le médecin se tenait au pied du lit une seringue hypodermique à la main. Il venait de faire un injection dans le bras de Lydia, juste à l'endroit où Quelqu'un l'avait pincée.

"Bonjour," dit le médecin. "Il est grand temps de se lever."

Lydia se frotta les mains, s'étira et dit au médecin et à son père: "Bonjour!"

"Ça a marché!" s'exclama son père. "L'injection l'a réveillée!"

"Mais non," dit Lydia. "Pas l'injection. Juste le pincement. Tu n'as pas vu Quelqu'un me pincer?"

"Quelqu'un? Qui ça?" demanda le médecin. "C'était sûrement moi."

"Non, c'était celui qui – " commença Lydia, mais elle avait oublié à quoi ressemblait Quelqu'un ou de quoi ils avaient parlé.

"C'était un rêve," dit Père. "Et tu viens de t'en éveiller."

"Oui," dit Lydia. "je me suis éveillée d'un rêve, je me suis éveillée vers un rêve."

 

 

3. VOUS VENEZ LIRE UN LIVRE

 

Il existe des lieux remplis de mots et qui sont pourtant silencieux. On les appelle des bibliothèques. Un livre, ça ne prend pas beaucoup de place, quelques centimètres au plus. Mais quand vous l'ouvrez, il se met à grandir. Il peut atteindre la taille du monde. Mais cela ne peut se passer que si celui qui l'ouvre sait lire. Pour ceux qui ne savent pas lire, un livre n'est qu'un objet, une pile de feuilles attachées les unes aux autres dont les signes qui les recouvrent ne signifient rien.

Mais survient alors quelqu'un qui sait lire, comme Lydia. Et lorsqu'elle s'empare d'un livre, elle l'illumine soudain.

Lydia était venue à la bibliothèque pour rendre des livres. Elle les avait lus au cours des vacances d'été; l'été était maintenant fini et la date de prêt échue.

Pendant l'été, Lydia avait entrepris plusieurs excursions dans le pré entouré de forêts qui se trouvait derrière la maison de vacances de son oncle. A la bibliothèque, elle se souvint de ce pré. Elle avait alors emporté une couverture, une bouteille de jus de fruit et un livre. Elle avait sommeillé et lu au milieu du bourdonnement des insectes jusqu'à ce que grand-mère l'appelle du haut de l'escalier sous le porche. Parfois, le vent attrapait les pages et se mettait à feuilleter le livre comme s'il était à la recherche d'un renseignement important.

La bibliothèque lui rappelait le pré, même si ici il fallait rester assise et qu'une petite sieste n'était pas vraiment indiquée. Mais à certains moments elle se sentait aussi heureuse à la bibliothèque qu'elle l'avait été dans le pré.

"Tous les livres du monde sont-ils ici?" avait demandé Lydia au bibliothécaire lors de sa première visite.

C'était il y a déjà bien des années. A présent, elle n'était plus aussi naïve. Aucun lieu ne pouvait contenir tous les livres du monde, même si chacun d'eux n'occupait qu'un espace infime.

C'est à la bibliothèque que Lydia se lia d'amitié avec Sulevi. Sulevi était un garçon silencieux qui suivait le même degré que Lydia à l'école mais dans une autre classe, de sorte qu'elle ne le connaissait que de vue.

Assis à l'une des tables, Sulevi lisait un livre illustré d'images de champignons. La seule place libre se trouvait à côté de lui. Lydia alla rendre ses livres puis vint s'asseoir à côté de Sulevi et se mit à sa lecture.

"Que lis-tu?" lui demanda-t-elle après un moment.

"Un livre sur les champignons," répondit Sulevi sans tourner la tête.

"C'est quel champignon, celui-ci?" demanda Lydia en désignant une des images.

"C'es un Podaxis pistillaris."

"On peut le manger?"

"Mieux vaut pas."

"Il est vénéneux?"

"Non, mais dangereux quand même."

"Vraiment?" Lydia sentit son intérêt croître. Tout ce qui était inhabituel et dangereux la passionnait. "Dangereux comment?"

"Si ses spores se déposent sur quelqu'un, des champignons vont lui pousser dessus," expliqua Sulevi.

Lydia frémit. "Comment peut-on encore aller dans les bois si de pareils champignons s'y cachent?" demanda-t-elle.

"Il n'y a aucun danger ici. Ils ne poussent pas dans nos bois. Podaxis pistillaris ne pousse que dans les régions sauvages de Californie," dit Sulevi. Il jeta un coup d'œil au livre qu'elle lisait. "C'est quoi ce livre? Celui que tu lis?"

"C'est un livre de chansons et de poèmes," dit Lydia.

"Oh," dit Sulevi. Puis il se replongea dans son livre sur les champignons. Mais Lydia lut:

Chacun lit le livre de vie

Comme une boisson désaltère

On vient de loin, on sort de rien

Pour s'approcher du livre ouvert.

L'un se glisse parmi les ombres

L'autre vole comme une plume

Et si toi tu as mille pattes

L'autre là-bas n'en a pas une.

Vous lisez ce qui peut se voir

Mais aussi ce qu'on ne voit pas;

Quand le temps tournera la page,

Toi-même tu disparaîtras.

Et le livre est toujours le même,

Ceux qui changent sont les lecteurs

Avec toi, j'ai lu plus d'un livre,

Tu m'as laissé lire à toute heure.

 

 

 

4. L'ÉTÉ ET LA GRAVITÉ

 

A la fin du mois d'août, alors que le ciel était presque sans nuages, Père, Lydia et Sulevi partirent en excursion. Ils roulèrent longtemps à travers la campagne jusqu'à une petite colline où un ami de Père habitait. C’était le professeur Siirak. Il avait emménagé dans un observatoire qu'il avait mis des années à construire mais qui, à présent, était enfin terminé.

C'était le dernier jour de l'été, ou le premier jour de l'automne. Ils attendirent le soir afin de pouvoir observer la comète qui passait alors à proximité de la Terre. Quand enfin leur propre étoile sombra à l'ouest, les petits soleils étrangers se mirent à éclairer le ciel au-dessus de la colline, et ils montèrent à l'observatoire.

"Aujourd'hui, la comète est à seulement quinze millions de kilomètres d'ici," dit Siirak.

"Pour moi, ce n'est pas ´seulement.ª"

"Oh oui, c'est ´seulement.ª Dans l'espace, les objets sont si éloignés les uns des autres que même mille millions de kilomètres, c'est ´seulement.ª"

"Pourquoi sont-ils si éloignés les uns des autres?" demanda Lydia.

"L'univers est en expansion. Les étoiles se sont éloignées les unes des autres depuis le Big Bang. Et elles continuent à le faire," dit le professeur.

Cela parut bien déprimant à Lydia. Ainsi les étoiles étaient chaque jour plus esseulées.

"Quand cesseront-elles de s'éloigner?" demanda-t-elle.

"Oh là là, si je le savais!" répondit distraitement Siirak. "Bien sûr, certaines personnes pensent qu'un temps viendra où l'univers va se mettre à rétrécir."

"Il était donc tout petit autrefois?"

"Plus petit qu'un raisin sec. Et pourtant il englobait tout," répondit Siirak. "Et il était très, très chaud."

Lydia se mit à songer au raisin universel dont toutes les lunes et les étoiles et les soleils étaient issus. C'était vraiment la chose la plus extraordinaire qu'elle ait jamais entendue. Elle aurait voulu demander d'où venait ce raisin et pourquoi il s'était mis à gonfler démesurément. Et si quelqu'un l'avait avalé? Alors, rien n'existerait et celui qui l'aurait avalé se serait méchamment brûlé la bouche avant d'exploser.

Sulevi interrompit le cours de ses pensées. "Qu'est-ce qui se trouve à cent millions de kilomètres d'ici?"

"L'étoile fixe la plus proche de notre soleil, Proxima Centauri," dit le professeur.

Lydia appliqua son œil à l'oculaire du télescope. Puis Sulevi en fit de même. Tout d'abord, ils ne virent qu des nuages de brume, mais le professeur leur expliqua qu'il s'agissait de la Voie lactée et que chaque particule de brume était une étoile comparable au soleil ou même plus grande. Lydia eut l'impression qu'elles étaient toutes attachées les unes aux autres et elle se demanda si le professeur Siirak n'avait pas tout compris de travers. Mais le professeur expliqua que ces étoiles se trouvaient à des années-lumière les unes des autres, mais qu'on ne pouvait pas s'en rendre compte avec ses jumelles. Et une année-lumière représentait une distance telle que jamais personne ne pourrait la parcourir. Mais Lydia avait de la peine à comprendre comment une année pouvait représenter une distance.

"Et pourtant c'est comme ça," dit Siirak. "Une année-lumière, c'est la distance que parcourt la lumière en une année. La gravité, elle, nous donne l'année terrestre. Et ça correspond à une révolution de la terre autour du soleil. Sans gravité, nous n'aurions pas de saisons, tandis que maintenant nous pouvons êtres sûrs que l'été reviendra toujours."

"Ça, c'est bien," fit Lydia avec ferveur.

Siirak leur montra Proxima Centauri. Ce n'était guère plus qu'un point lumineux. La comète, elle, étincelait et rayonnait même si Siirak affirmait qu'il ne s'agissait que d'un morceau de glace tout sale. En réalité, elle était magnifique. Ils pouvaient distinguer sa couronne. Cette comète venait de très loin et elle irait très loin encore. Ils pouvaient observer Proxima Centauri chaque fois qu'ils en avaient envie mais ils ne reverraient jamais la comète. Elle ne reviendrait pas avant plusieurs siècles, et alors ils ne seraient plus de ce monde. Lydia trouvait que cela non plus n'était pas très juste.

D'autres gens, ou d'autres êtres, la contempleraient dans des centaines, des milliers, des millions d'années. Et Lydia pensa à sa mère qui était partie plus loin encore que la comète et qui ne reviendrait jamais.

"C'est quoi exactement, la gravité?" demanda Lydia.

"C'est une propriété de la matière. Nous restons au sol parce que nous sommes tout petits et que la terre est très grande," répondit le professeur Siirak. "C'est pour ça que nous pouvons marcher, nous asseoir et nous coucher. Et c'est pour ça que nous disons que le sol est en dessous et le ciel au-dessus de nous alors qu'en réalité il n'existe ni haut ni bas.

"C'est si simple que ça?" demanda Lydia.

"Ce n'est pas exactement simple," dit Siirak.

"M. Cyrus Teed donnerait une explication radicalement différente," fit Père en faisant un clin d'œil à Lydia.

"De quel genre?" demanda Lydia.

"Que si nous restons sur le sol, c'est à cause de la force centrifuge," dit Père.

"Vous n'enseignez pas des hérésies à cet enfant, j'espère?" fit le professeur en soulevant ses épais sourcils.

"Je lui apprends à penser," affirma Père.

"Mais est-ce que la gravité ne diminue pas parfois, rien qu'un petit moment?" demanda Sulevi.

"C'est impossible," dit le professeur. "Il y a des lois de la nature qui sont immuables." Il réfléchit un instant puis ajouta: "Pour autant que nous le sachions."

"Mais supposons que ça arrive," insista Sulevi. "Que se passerait-il alors?"

"Eh bien, nous tomberions dans le ciel comme des pierres, bien sûr," dit Lydia.

"Ou nous monterions," dit Père. "C'est la même chose."

"Non, en apesanteur nous flotterions," expliqua le professeur. "Les astronautes en ont fait l'expérience. Il paraît que c'est une sensation incomparable."

"Moi aussi j'ai flotté," dit Lydia. "Dans mes rêves."

"Les rêves ne comptent pas," dit Sulevi. "Et ce ne serait pas pratique de toujours flotter."

"Non," admit Siirak. "Nous serions des créatures très différentes si nous avions été conçus pour un tel environnement. Tels que nous sommes, nous ne pourrions pas survivre sans la terre ou la gravité."

Au matin, ils ne virent à nouveau plus qu'une seule étoile. Toutes les autres avaient été éclipsées par sa clarté. Ils emportèrent les plateaux de leurs petits déjeuners dehors au soleil sur les marches de l'observatoire où ils mangèrent du muesli et burent du cacao. Lydia était solidement assise sur les escaliers, son chocolat resta dans sa tasse et l'observatoire demeura fermement ancré à sa colline. Tout était comme ce devait l'être.

Lydia reconnut les traces de la nuit à la fraîcheur des marches et à la chaleur du soleil. Maintenant que l'automne était venu, ils s'éloigneraient de leur étoile jusqu'au solstice d'hiver. Mais ensuite ils se rapprocheraient à nouveau de son œil brûlant. Lydia se souvint d'une chanson qui disait:

 

Je suis une graine et je me fie au soleil

Et je concentre en moi le printemps qui viendra

Sous la neige en secret se prépare déjà

Une floraison qui sera une merveille.

Et tandis qu'elle fredonnait sa chanson sur les marches de l'observatoire, une moissonneuse-batteuse traversait lentement le champ pour y récolter les épis.

"A présent, nous sommes riches," dit Père. "Nous avons reçu l'or des étoiles et des blés."

Mais Sulevi demanda: "Et si la gravité lâchait prise juste une seule fois, rien qu'un petit instant? Peut-être qu'un tel endroit existe quelque part sur la Terre?"

 

 

5. BÂTI SUR LE ROC

 

Ce matin-là, M. End, expert en déclarations de sinistres, s'était réveillé à l'heure coutumière dans la maison familière que son père avait bâtie de ses propres mains sur un solide affleurement de granite. C'est là qu'il s'était réveillé chaque matin depuis sa naissance. Il aurait été difficile pour un expert en assurances de trouver un endroit plus stable et plus paisible.

Ce matin-là pourtant fut différent des autres. Tandis qu'il revêtait des habits de saison, M. End jeta un coup d'œil au thermomètre attaché au cadre de la fenêtre, et c'est alors qu'il remarqua que quelque chose avait changé dans son paysage familier. Il n'aperçut ni la grand-route ni l'arrêt de bus vers lequel le chemin qui partait de la cour aurait dû mener.

M. End crut tout d'abord qu'un épais brouillard obscurcissait tous les objets un peu éloignés, ce qui, dans des conditions normales, aurait suffi à expliquer la situation. Cependant, lorsqu'il ouvrit la porte d'entrée, il constata que cette journée était claire et sans nuages. Il ne s'agissait donc pas de conditions normales. Malgré l'absence de brouillard, le chemin finissait bel et bien au milieu de nulle part.

Debout sur le pas de la porte, M. End ne parut pas déconcerté, même si sa respiration se fit un peu plus profonde.

Son emploi l'avait préparé à bien des spectacles. Les catastrophes constituaient l'un des désavantages de sa profession. C'était l'irrégularité qui lui assurait un revenu régulier.

Mais M. End n'avait de sa vie jamais rien vu de pareil. Le terrain dont l'expert en assurances avait hérité était devenu une île. Non pas une île au milieu de l'océan Atlantique, mais plutôt au milieu d'un océan aérien. Ou bien son terrain s'était soulevé, ou alors le sol auquel il avait été attaché s'était effondré. De toute façon, il ne comprenait pas du tout ce qui avait pu se passer. La grande transformation avait eu lieu dans un silence absolu car il avait dormi comme un loir toute la nuit.

M. End se rendit aussitôt compte de ceci: même sa super police d'assurance pour propriétaire ne l'indemniserait des conséquences de cet événement. Car sa compagnie n'assurait pas contre les catastrophes naturelles, et dans ce cas il s'agissait indubitablement d'une catastrophe naturelle.

M. End sortit ses jumelles et regarda dans toutes les directions. Mais il ne vit rien d'autre que le ciel bleu et des bribes de nuages. Aucune autre île ni rien qui ressemblât à une terre, même dans le lointain. Il aperçut bien des vols d'oiseaux loin en dessous de lui et se dit qu'ils devaient avoir un nid dans un arbre quelque part, mais sinon rien n'était plus comme avant. L'arrêt de bus et la route avaient disparu, et disparus aussi le distributeur automatique de billets et la cahute du marchand de saucisses. Tous disparus, disparus, disparus. Le ronflement sourd des camions sur la grand-route avait été réduit au silence, les étendards de la station-service ne claquaient plus au vent.

Le panorama était devenu extraordinairement vaste, mais il éveillait aussi en lui une certaine anxiété. L'expert en assurances décida d'aller vider sa boîte aux lettres. Il voulait savoir ce que le journal disait de cette situation tant elle était singulière. Puis il se rendit compte que c'était impossible puisque, si le journal avait été distribué, la destruction n'aurait pu avoir lieu que plus tard.

Le journal n'était pas venu. Et il ne viendrait plus, l'expert en assurances en était persuadé. Le facteur faisait toujours sa tournée à vélo.

M. End savait depuis longtemps que tout de qui monte doit finalement redescendre, de soi-même. Sinon, l'espoir serait vraiment ténu. Le monde était fait ainsi, M. End s'en était rendu compte dès son plus jeune âge. C'est le temps et la gravité qui avaient façonné le monde. Mais quelque chose était à présent arrivé à la gravité. Il était raisonnable d'espérer que ce ne serait que temporaire.

M. End avait le sentiment que tôt ou tard son île aussi finirait par redescendre. Il ne pouvait naturellement pas être certain qu'elle se poserait à l'endroit exact où elle avait été ancrée auparavant. Peut-être que le sol en dessous avait poursuivi sa rotation dans la même direction et avec la même régularité que d'habitude tandis que son île nouveau-née suivait une trajectoire totalement différente. Lorsqu'enfin elle toucherait terre, il se pouvait que M. End se retrouve au milieu de désert de Gobi ou sur la place du marché d'une quelconque métropole.

L'expert en assurances espérait que l'île ne s'écraserait pas à l'atterrissage tout en souhaitant le processus ne prenne tout de même pas trop long. Il craignait que le sucrier dont il avait hérité de sa grande tante, et qui était l'objet le plus précieux qu'il possédât, ne résistât pas à un atterrissage trop brutal.

Aujourd'hui, M. End ne pourrait enquêter sur aucun sinistre. Et personne ne pourrait enquêter sur son sinistre. Et il ne pourrait même pas se rendre au magasin. Par chance, il y avait de la farine et des biscottes dans l'armoire de la cuisine et il venait de descendre à la cave les carottes et les pommes de terre de son petit jardin potager. Et le bassin d'eau potable était toujours là derrière la maison.

M. End était un expert à sang froid. Il savait que ce que les gens considèrent comme certain et évident est en fait aléatoire et imprévisible. Il ne céda pas à la panique. Et il résolut de se comporter comme il le ferait un dimanche ordinaire, même si aujourd'hui était un jour de semaine. Dans l'attente d'une descente qui ne saurait tarder, M. End retourna à l'intérieur pour y faire du café et préparer quelques sandwiches au fromage et au concombre. Il essaya aussi le téléphone, qui ne répondit pas, mais il s'en était bien douté.

L'expert en déclarations de sinistres s'assit sur les marches de la maison pour manger ses sandwiches. Le vent ébouriffa sa maigre chevelure. L'air était aussi pur, aussi salubre qu'en haute montagne. Il voyait des nuages, des nuages et encore des nuages – des nuages au-dessus et en dessous de lui. Il lui semblait que sa maison et son lopin de terre étaient constamment en mouvement, mais il ne pouvait en être sûr en l'absence de point de référence fixe. Peut-être que seuls les nuages bougeaient.

L'expert en assurances End se souvint d'une question qu'avait un jour posée leur professeur de philosophie: "Que peut-on faire quand il n'y a plus rien à faire?"

C'était une question importante, la question du jour. Et le professeur lui-même y avait répondu: "On peut considérer l'événement d'un point de vue philosophique, ce qui signifie que même si on ne peut pas modifier les événement, on peut changer la façon dont on y réagit."

Indubitablement, M. End ne pouvait rien changer à l'événement présent. Mais il se rendit compte qu'il n'avait en fait pas envie de changer quoi que ce soit. Cette journée avait aussi ses avantages. Il n'était pas pressé, il n'avait pas de programme. Sa compagnie d'assurances n'allait pas lui demander d'imaginer d'odieuses ruses pour éviter de céder aux revendications d’un client. L'éternité tintait dans ses oreilles.

M. End avait conservé un naturel enjoué malgré les calamités de toutes sortes dont il avait été le témoin. Il s'assit au chaud une marche plus haut et leva la tête pour voir les nuages passer dans le ciel. M. End avait prévu d'aller à l'étranger en vacances. Mais il n'avait pas encore eu le temps d'acheter les billets.

"Quelle chance! Maintenant, je peux voyager gratuitement et dieu sait jusqu'où. Quelle vue merveilleuse! Et pas besoin de dormir dans un lit inconnu. A l'agence, ils vont se demander ce que je suis devenu. Vingt-huit ans et jamais en retard! Ils penseront sûrement qu'il m'est arrivé quelque chose. Ils se souviendront de moi pendant quelque temps et puis ils m'oublieront. De nouveaux experts en déclarations de sinistres viendront, aussi qualifiés que moi, peut-être même plus," songea M. End, satisfait de son destin.

Que faire quand on ne peut plus rien faire? Lever la tête comme l'expert End pour mieux voir les nuages.

 

 

6. À MOINS QUE LES GENS N’APPRENNENT

 

Le prophète était arrivé dans la ville. Il venait de loin sur sa bicyclette. Il avait de longs cheveux et une barbe négligée comme sied à un prophète, mais ni robe ni sandales. Rien qu'un vieux jean, des baskets et un T-shirt délavé qui portait l'inscription "L'AVENIR NE S'ACHÈTE PAS."

Le prophète prophétisait aux arrêts de tram, dans les rues piétonnes, sur les marchés, dans les halls d'exposition, sur les quais de gare et dans les supermarchés. Mais quel que soit l'endroit, il finissait toujours par se faire chasser.

Il avait beaucoup de choses à dire, quoique rien de très amusant. Il prédisait catastrophes et accidents, disant que les cités du monde allaient s'écrouler et s'effondrer et se désagréger dans des nuages de poussière. Et que l'humanité était menacée par les comètes, les guerres, les inondations, les ouragans, les glissements de terrain, la sécheresse, la soif et la maladie de Kreutz-Ebbing.

Non, ce n'était vraiment pas drôle et bien peu de gens s'intéressaient à ses prédictions. Certains se mettaient à pleurer, d'autres à rire, et beaucoup perdaient patience. Quelques-uns pourtant restaient jusqu'à la fin de chaque sermon. Ils suivaient le prophète de pays en pays; on les appelait ses disciples.

Lydia entendit par hasard les prédictions du prophète un jour qu’elle était venue au centre commercial avec Sulevi pour y acheter du cacao, du lait, des oranges et des cookies au chocolat. Le prophète s'était installé dans une allée entre une boutique de collants et une manucure pour y prêcher. Deux jeunes disciples se tenaient de chaque côté comme une garde d'honneur.

Un démonstrateur exhibait ses nouveautés en face du Prophète de l’autre côté de l’allée. Lydia et Sulevi les entendaient tous les deux.

Le démonstrateur montra un petit objet en déclarant qu’il s’agissait d’un véritable, d’un authentique Neurophone.

"Venez découvrir ce qu’un Neurophone peut faire pour vous ! ª disait-il. "Les électrodes et les récepteurs audio vous sont gracieusement fournis. A présent à un prix défiant toute concurrence ! Approchez, venez écouter de vos propres oreilles !"

"C’est quoi, un Neurophone ?" murmura Lydia.

"Approchez," disait aussi le Prophète en s’adressant à Lydia, à Sulevi, à une retraitée et à trois enfants de l’école primaire. "Venez entendre ce que l’avenir vous réserve ! Venez apprendre comment vous pouvez le changer !"

Le démonstrateur éleva la voix pour dire : "Et voici une autre nouveauté technologique révolutionnaire !"

"La technologie," dit le Prophète, "ainsi que la convoitise nous ont égarés. Tout ce que l’humanité a créé, ses inventions et ses machines, tous ses motifs de fierté seront anéantis. A moins que – "

Et le Prophète se tut, dévisageant chacun de ses rares auditeurs.

"A moins que quoi ?" demanda finalement un des jeunes garçons.

"Dis-le leur, toi," fit le Prophète en s’adressant à l’un de ses disciples. Et le disciple se racla la gorge puis fit timidement : "A moins que les gens ne changent."

"Exactement !" dit le Prophète. "Il faut que les gens changent, et changent de façon radicale. Mais personne ne veut jamais changer ; il faut donc tout d’abord vouloir le vouloir. Voilà le plus difficile. Si nos désirs changent, tout le reste suivra automatiquement."

"Les baskets élastiques Boing !" disait le démonstrateur. "Admirez la flexibilité du talon."

"Apprenez à changer. Apprenez à désirer les justes désirs," disait le Prophète.

Sulevi l’écoutait avec tant d’attention que Lydia s’en inquiéta.

"Allons-nous-en," murmura-t-elle. De l’autre côté de l’allée, le démonstrateur disait : "Courez deux fois plus vite ! Avec les chaussures élastiques Boing, vous courrez à la vitesse de la panthère !"

"Non," fit Sulevi. "Il ne dit que la vérité."

"Lequel ?" voulut savoir Lydia.

Le démonstrateur avait déjà passé à un troisième produit. "Cet appareil est révolutionnaire," disait-il. "Venez l’expérimenter. Ce casque digital vous masse le crâne et vous libère ainsi de vos tensions superflues."

Mais le Prophète dit que le futur ne viendrait que si les gens consentaient à changer. Et il fixa à tour de rôle chacun de ses auditeurs dans les yeux.

Lydia entendit Sulevi demander : "Comment faut-il faire pour changer ?"

"Il faut s’oublier," dit le Prophète. "Vivre dans la simplicité. Renoncer à tout ce qui n’est pas essentiel."

Mais comment savoir ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas, se demanda Lydia. Et comment faire pour s’oublier quand il faut vivre en permanence à l’intérieur de soi ?

Elle consulta la nouvelle montre qu’elle avait reçue en cadeau à son anniversaire et sur laquelle son nom était gravé. Elle sentait qu’elle avait besoin de sa montre, mais cela signifiait-il qu’elle était vraiment essentielle ?

Le démonstrateur dit : "Et voici le nec plus ultra pour la Fête des Pères. Un cadeau vraiment exceptionnel : une télécommande en forme de revolver !"

"J’aimerais voyager comme le Prophète," dit Sulevi. "Aller de ville en ville."

Il y avait un immense désir dans son regard lointain.

"Ce n’est pas possible," dit Lydia en lui enfonçant un doigt presque exaspéré dans les côtes. "Tu es encore trop jeune. Et puis tu me manquerais."

"Tu pourrais nous accompagner," dit Sulevi.

"Non," dit Lydia. "Ce Prophète ne me plaît pas particulièrement et je ne veux pas laisser Père seul."

A cet instant, un garde chargé de la sécurité s’approcha du Prophète et lui intima l’ordre d’aller prêcher ailleurs. "Allez parler dehors," dit-il. "Cet endroit n’est pas fait pour ça."

Le démonstrateur put alors de nouveau se faire entendre. Il exhiba un vilain petit sac.

"Ceci," fit-il, "est le piège à mouches le plus efficace qu’on ait jamais connu. Ça n’a peut-être l’air que d’un petit sac mais il peut attraper jusqu’à vingt mille mouches."

Mais que peut-on bien faire avec vingt mille mouches ? se demanda Lydia.

 

 

7. LA THÉORIE DE LA TERRE CREUSE

 

Un jour de temps maussade comme la ville n'en connaissait que trop, le père de Lydia dit à sa fille: "Maintenant que tu es une grande fille, il est temps que je t'apprenne les choses de la vie."

Lydia se sentit gênée pour son père car elle pensait savoir ces choses depuis bien des années déjà.

"Tu n'es pas obligé," marmonna-t-elle.

Mais son père reprit: "Tu sais que dans ma jeunesse j'ai été l'élève de M. Cyrus Teed. Mais tu n'as jamais entendu ce que M. Cyrus Teed m'a révélé: un secret absolument révolutionnaire. Il avait découvert quelque chose que la science ne comprend toujours pas."

"Quoi donc?" demanda Lydia d'un ton distrait.

"Que la terre est creuse," dit Père.

Cette révélation n'eut aucun effet sur Lydia. Mais alors, Père baissa la voix comme s'il ne voulait pas qu'on les entende bien que, comme d'habitude, ils fussent seuls au logis.

"La terre est une boule creuse et tout ce qui existe se trouve à l'intérieur de la boule," dit-il en lançant à Lydia un regard chargé d'intensité.

"A l'intérieur? Ça m'étonnerait," fit Lydia, sincèrement surprise à présent. "Ce n'est pas possible. Ce n'est écrit nulle part."

"Pas encore!" dit Père. "Mais Cyrus Teed pensait qu'avant longtemps ça se trouverait dans tous les manuels. Et toute la communauté scientifique en sera ébranlée!"

"Et nous aussi, nous sommes à l'intérieur de la boule?" demanda Lydia d'un ton dubitatif.

"Naturellement," dit Père. "Nous y sommes avec les planètes et leurs habitants, les soleils et les étoiles fixes, la poussière et la matière invisible. Avec l'univers tout entier!"

"Comment est-ce possible?" Et qu'y a-t-il à l'extérieur de la boule, alors?" demanda Lydia.

"Comment ça, à l'extérieur?" dit Père. "Mais il n'y a rien à l'extérieur. Pourquoi y aurait-il quelque chose? Les autres chercheurs ont tout compris de travers. Ils s'imaginent que nous nous trouvons à l'extérieur de la surface convexe de la boule. Ah-ah. En réalité, nous sommes à l'intérieur de sa surface concave. Cyrus Teed a été le premier à s'en rendre compte. Un homme remarquable."

"Mais est-ce que ça signifie que la Chine, par exemple – "

"Parfaitement!" s’écria Père. "La Chine n'est pas sous nos pieds. Elle est au-dessus de nos têtes. Là-haut!"

Et Père tendit le doigt vers les lointains nuages poussés par le vent.

"Oh!" fit Lydia sidérée. "A l'école, on nous a appris tout autre chose."

"Si nous avions un télescope assez puissant," dit Père, "sais-tu ce que nous verrions, Lydia?"

"La Grande Muraille de Chine?" se hasarda-t-elle à répondre.

"Exactement!" dit Père en lui donnant une tape dans le dos.

"Et la gravité, alors?" demanda Lydia, qui était une fille intelligente.

"Eh bien, justement" dit Père avec enthousiasme. "Voilà encore une erreur fondamentale. Nous ne restons pas à la surface du globe grâce à la gravité mais grâce à la force centrifuge. Quand on change la géométrie de l'espace, on change du même coup les lois de la nature."

"Bon, mais alors, qu'est-ce qu'il y a au centre de la boule?" demanda Lydia.

"L'infini," répondit son père.

"L'infini? Comment y trouve-t-il sa place?"

"L'infini peut trouver sa place partout," dit Père. "Plus on approche du centre, plus les choses se rapetissent et ralentissent jusqu'à l'infini. L'infini est l'essence de toute chose. Rien n'est plus petit que l'infini."

"La théorie de M. Teed a-t-elle été prouvée?" demanda Lydia.

"Elle n'a pas été réfutée," dit son père. "Et elle ne le sera jamais, d'ailleurs."

 

 

8. DES GALETS ORDINAIRES

 

Une pancarte à la devanture du magasin disait: ICI ON ACHÈTE TOUT CE QUI SE VEND.

Lydia, Sulevi et les autres enfants avaient ramassé des galets multicolores sur la plage tout au bord de l'eau. Ils les mirent ensuite dans un sac qu'ils emmenèrent jusqu'au magasin pour le montrer au marchand.

"Combien est-ce que vous nous donnez pour ça?" demandèrent-ils.

"Oh là là, les enfants, mais je n’achète par ce genre de choses, ª dit le marchand.

"Pourquoi pas ? La pancarte dans la vitrine dit ´ ICI ON ACHÈTE TOUT CE QUI SE VENDª, dirent les enfants d'un ton dépité.

"Oui, oui," dit le commerçant. "Ecoutez, les enfants. La pancarte ne dit pas qu'on achète n'importe quoi, mais seulement qu'on achète ce qui se vend. Ce n'est pas la même chose, pas la même chose du tout. Ces petits cailloux, c'est bien n'importe quoi, mais on ne pourrait jamais les vendre. Ça ne vaut pas la peine d'acheter quelque chose qu'on ne peut pas vendre."

"Pas la peine pour qui?" demandèrent les enfants.

"Pour moi, naturellement," dit le marchand.

"Pourquoi est-ce que ça n'en vaut pas la peine?" firent les enfants.

"Mais, mes chers petits, pourquoi un commerçant achèterait-il quelque chose qui ne se vend pas?"

"Pourtant, si nous vous vendons ces galets, c'est qu'ils peuvent se vendre," dirent les enfants.

"Oh, pour l'amour du ciel, vous ne comprenez donc rien. Je ne pourrais jamais les vendre plus loin, ça c'est sûr. Et donc ça ne vaut pas la peine que je vous les achète. Si je ne fais qu'acheter et que je ne vends pas, je ne vais pas faire long feu comme commerçant. Il n'y a que Crésus pour acheter des choses sans rien vendre."

"Qui est Crésus?" demandèrent les enfants.

"Un homme très riche," dit le marchand.

"Vous ne voulez pas devenir très riche?" s'étonnèrent les enfants.

Le commerçant éclata de rire. "Si, bien sûr," fit-il. "Mais on ne devient pas Crésus en achetant, seulement en vendant."

Les enfants se dirent que les paroles du commerçant étaient bien confuses et incohérentes. Puis, tout en palpant leur sac rempli de galets, ils dirent: "Mais nos cailloux sont très jolis."

"Sans doute. Le monde est plein de jolies choses. Et beaucoup d'entre elles sont aussi ordinaires et gratuites que vos cailloux. Mais les gens n'achètent pas quelque chose parce c'est joli, seulement parce que c'est rare."

"Nos cailloux sont rares," dirent les enfants.

"Les bijoux, les pierres précieuses, oui, ça, c'est rare," dit le marchand. "Pas les galets de la plage. Ce sont des cailloux tout ce qu'il y a de plus ordinaires. Tout à fait communs. Mes clients ne verraient aucune différence entre ceux-ci et d'autres galets venus du bord de mer. Les plages sont couvertes de milliards de galets pareils à ceux-ci."

"Pas du tout," insistèrent les enfants. "Ces galets ont été soigneusement sélectionnés sur la plage. Nous n’en avons pas vu deux pareils. Chacun d’entre eux est différent. Et nous avons choisi les plus beaux de tous."

"C’est possible, les enfants," dit le marchand. "mais mes clients n’en savent rien."

"Vous pouvez le leur dire," répliquèrent les enfants. "Comme ça, ils le sauront."

Le commerçant soupira. Il commençait à perdre patience. Juste pour se débarrasser d’eux, il finit par dire : "Soit, je vous en donne deux marks par kilo."

Et le commerçant pesa les galets et les paya. Il y en avait cinq kilos et demi. Les enfants reprirent leur route, plus heureux et plus riches qu’avant. Ils se sentaient presque comme Crésus.

Le marchand pria son assistant de laver les galets et de les disposer dans un vase en verre rempli d’eau. L’eau et les lumières de la vitrine les faisaient presque briller comme des pierres précieuses. Après quelques instants de réflexion, le marchand écrivit sur une pancarte : GALETS CHOISIS A LA MAIN. 100 GRAMMES : 1 MARK.

La semaine suivante, Lydia, Sulevi et les autres enfants retournèrent au magasin. Les lumières du soir brillaient déjà dans les vitrines des magasins, à la surface de la mer et sur les galets humides du rivage.

Les enfants tiraient des brouettes et des poussettes ou traînaient des valises montées sur roues. Les brouettes, poussettes et valises étaient bourrées de galets admirables, ordinaires, gratuits.

"C’est pour vous, monsieur le marchand," firent-ils comme s’ils apportaient des présents.

 

 

 

9. PÉNOMBRE GRÉGORIENNE

 

Un joue de l'avent, Père dit: "Je ne veux pas t'inquiéter, mais la période de pénombre commence aujourd'hui."

"Quelle période?" demanda Lydia, inquiète.

"La période de pénombre. La pénombre grégorienne, fit Père. "Nous devons être sur nos gardes. Nous vivons des temps dangereux."

"Dangereux comment?" demanda sa fille alarmée.

"Dangereux dans tous les sens," fit Père d'une voix lugubre. "Le moment le plus critique est le solstice d'hiver."

"Que se passe-t-il alors?" demanda Lydia la gorge nouée. "Sinon que c'est la nuit la plus longue," se rappela-t-elle.

"Tout peut arriver à ce moment-là," dit Père, l'air encore plus sinistre. "Et arrivera. La période de pénombre dure du début de décembre jusqu'à la fin janvier. Elle atteint son point culminant précisément au solstice d'hiver. Durant la période de pénombre, n'importe quoi peut arriver: coïncidences troublantes, attaques d'apoplexie, crises de folie, disparitions, agressions, déconvenues, entorses, glissades, pénuries, naufrages, tentatives d'assassinat, avalanches, feux de forêt spontanés, tornades, météorites entrant en collision avec la terre, déluges, tout ce qu'il est possible d'imaginer. Et même ce qu'on ne peut pas imaginer."

Lydia s'efforça d'imaginer une chose inimaginable, mais sans succès.

"Tu as écouté le Prophète?" demanda-t-elle. "Ou est-ce Cyrus Teed qui te l'a appris?"

"Quel prophète?" Non, j'ai lu ça dans un livre qui s'appelle Comment se prémunir de tout," dit Père. "Il y a déjà longtemps. Mais je ne voulais pas t'alarmer trop tôt. Maintenant, tu es assez grande pour t'inquiéter."

Lydia n'en était pas si sûre. "Y a-t-il une pénombre chaque année?" demanda-t-elle.

"Sans doute, oui," dit Père. "Chaque année que Dieu fait."

"Mais je ne me souviens pas que l'an dernier à cette époque, quoi que ce soit de vraiment horrible se soit passé," dit sa fille. "Ni l'année d'avant non plus. Même si Noël est bien sûr venu, et tu m'as dit que Noël est une période affreuse."

"Noël ne compte pas. Je te parle de quelque chose de bien pire," dit Père. "Nous avons simplement eu de la chance. Mais il n'est pas possible que ça dure toujours. Il ne faut pas avoir peur, mais ça ne peut pas durer. Mieux vaut prendre ses précautions."

"Ça fait déjà trois heures qu'il pleut," dit Lydia. "Peut-être que ça ne va plus s'arrêter. L'eau va se mettre à monter et les rues vont devenir des rivières, les places vont se transformer en lacs et les maisons vont dériver en tous sens."

"Tout est possible," dit son père d'un ton de parfait contentement.

"Heureusement qu'on est allés au magasin hier," dit Lydia. A dire vrai, elle avait tout à fait cessé de s'inquiéter. Il y avait au grenier un matelas pneumatique, des tubas et des palmes. Lydia commença à s'intéresser sérieusement aux potentialités de la pénombre.

D'un autre côté, elle n'était pas absolument convaincue. Elle ne savait pas grand chose du calcul des probabilités ou des statistiques d'accidents, mais il lui semblait que si des catastrophes devaient se produire, elles pouvaient le faire aussi bien avant ou après la pénombre.

"Le Pinatubo est entré en éruption en février, quelqu'un a volé tous les géraniums chez le fleuriste en mai," dit-elle. "Et le chien de ma copine s'est enfui en mars. Mais il est revenu en décembre, juste à l'époque de la pénombre."

"Et qu'est-ce que ça prouve?" demanda son père.

"Aussi peu de chose que ton livre," répondit-elle d'un petit air effronté.

Mais il pleuvait encore. Il pleuvait un crachin glacial de décembre, mais pour Lydia c'était une pluie torrentielle. De petites flaques glacées apparurent dans la cour pour se réunir peu à peu. Peut-être la pluie avait-elle décidé de tomber pendant toute la période de la pénombre. Toutes les cinq minutes, Lydia allait voir à la fenêtre à quelle vitesse l'eau montait. Père alluma la radio pour écouter les nouvelles.

"Parlent-ils de désastres?" demanda Lydia.

"De toutes sortes," dit Père.

"Mais ils en parlent à d'autres époques, pas seulement pendant la pénombre," se rappela Lydia. Elle écouta à son tour, mais pas un mot sur des inondations catastrophiques. Malgré tout, et pour plus de sûreté, elle alla gonfler le matelas pneumatique.

C'était une tâche laborieuse. Lydia avait beau pomper sans arrêt, le matelas se gonflait avec une lenteur désespérante. Peut-être était-il rongé des mites? Mais lorsque le matelas fut enfin quasiment plein, quelque chose attira son attention. Le soleil hivernal brillait sur les carreaux de la fenêtre et dans les flaques de la cour. Le ciel était clair. Une goutte de pluie à moitié gelée se balançait sur une branche d’érable.

La radio était restée allumée et jouait une chanson que sa mère avait parfois chantée:

"O Fortuna, velut luna, statu variabilis!"

Ce qui veut dire: "Oh Fortune, changeante comme la lune!"

 

 

 

10. LA SAGESSE DU SPHINX

 

Père et Lydia étaient en Egypte pour leurs vacances d'hiver. Ils montèrent sur des chameaux récalcitrants et allèrent voir le Sphinx de Gizeh. Le soleil était en train de se coucher et le Sphinx, sombre silhouette austère, veillait sur les tombes des rois. Il veillait sur elles depuis 4500 ans, dit le guide.

"Certains affirment que le Sphinx est encore plus vieux que ça," dit Père. "Qu'il fut érigé alors que les dieux, dit-on, régnaient sur la terre et que le Soleil se levait dans la constellation du Lion."

Mais Lydia était éreintée, assoiffée et en sueur. Elle n'avait plus la force de regarder le Sphinx. Ils retournèrent à l'hôtel pour y dormir, mais Lydia n'arrivait pas à trouver le sommeil, aussi fatiguée qu'elle fût.

"Sais-tu où se trouve Cydonia?" lui demanda alors son père.

"Cydonia? Quel drôle de nom. Est-ce un pays ou une ville?"

"Une contrée."

"Je n'en ai jamais entendu parler. Est-ce que c'est ici en Égypte?"

"Ce n'est pas en Égypte."

"Peut-être en Amérique alors?"

"Ce n'est pas en Amérique."

"Quelque part en Asie?"

"Ce n'est pas en Asie."

"En Europe?"

"Pas même en Europe."

"Alors, c'est en Afrique?"

"Je ne crois pas que ce soit en Afrique non plus."

"Alors, ce n'est nulle part," dit Lydia agacée. "Ce n'est qu'un lieu imaginaire que tu as inventé. C'est un jeu idiot. Je ne veux plus essayer de deviner."

La chaude nuit mystérieuse d'Afrique bruissait derrière les vitres de l'hôtel. D'étranges insectes traversaient le sol de la chambre. Lydia avait le mal du pays.

"Cydonia n'est pas un jeu, pas un jeu du tout. C'est un endroit tout à fait réel," insista Père.

"Alors, dis-moi au moins quelle ville se trouve près de Cydonia."

"Toutes les villes sont loin de Cydonia. Mais bien sûr que la distance qui les en sépare varie quelque peu."

""Pour l'amour du ciel!"

"Parfois, c'est Le Caire qui en est le plus proche, d'autres fois Oulan-Bator, et parfois Shanghai ou Helsinki ou Porto Rico ou encore Uumaja. Mais en réalité toutes les villes que tu connais sont peu ou prou à la même distance de Cydonia."

"Comment est-ce possible?"

"Eh oui, comment?"

"Mais je n'en sais rien!"

"Et pourtant c'est possible. La raison en est que Cydonia est loin, très loin d'ici," dit Père. "Ce n'est même pas sur la Terre."

"Où est-ce alors?"

"C'est une région de la planète Mars. Un endroit tout à fait remarquable."

"Pourquoi remarquable?"

"On dit qu'il y a un Sphinx à Cydonia sur la planète Mars. Et même des Pyramides."

"Le Sphinx habite ici en Egypte," dit Lydia. "Tu le sais très bien."

"Un Sphinx, mais il n'est pas le seul Sphinx," dit Père. "Il y a des Sphinx dans beaucoup d'endroits."

"Mais personne n'est allé sur Mars. Il n'y a même pas de Martiens là-bas. Alors comment peuvent-ils dire qu'il y a un Sphinx?"

"A partir de photos prises par des satellites." dit Père. "Il y a une falaise là-bas qui est comme une sculpture. Comme un immense visage haut de plusieurs centaines de mètres et large de plus d'un kilomètre. Il est tourné vers le ciel et les étoiles."

Une étoile inconnue et un visage de pierre impassible emplirent les yeux de Lydia. Elle appliqua une main à son oreille. Venue de très loin, une musique se fit entendre, lente et solennelle. Peut-être s'était-elle assoupie quelques instants.

"On s'est mis à l'appeler Sphinx à cause de sa coiffure égyptienne," dit Père.

"Qui a fait ce visage de pierre? Des gens?"

"Certains disent que c'est l'œuvre du temps, du vent, de la poussière et de l'eau. A une certaine époque, il y a eu de l'eau sur Mars, mais c'était il y a très longtemps. Peut-être que le temps, le vent, la poussière et l'eau ont sculpté cette montagne de telle sorte qu'elle se mette à ressembler par hasard à un visage humain, et d'autres montagnes de sorte qu'elles prennent des formes qui ressemblent par hasard à des pyramides."

"De telles coïncidences sont-elles possibles?"

"Ça paraît tout à fait impossible. Aussi impossible que de trouver dans le ciel des nuages en forme de pyramide. Personne n'a jamais rien vu de pareil, ni ne le verra jamais. Mais ce n'est pas moins impossible que d'imaginer qu'on construise tout exprès des pyramides ou des Sphinx sur Mars. Il faut donc choisir entre deux impossibilités. Ça arrive souvent. Et on ne peut rien y faire."

"Quel âge a le Sphinx cydonien? Est-il aussi vieux que le Sphinx d'Egypte?"

"Bien plus vieux Il doit avoir des dizaines de millions d'années."

"Ce Sphinx a dû en voir des choses. Il doit être très sage."

"Tu crois?" demanda son père. "On dit qu'à l'intérieur du Sphinx de Gizeh il y a une chambre secrète où ont été consignées toutes les connaissances antiques, scellées dans le quartz. Mais même si c'était vrai, le Sphinx égyptien ne saurait rien. Seuls les gens savent. Et ils ne savent pas grand chose."

Le lendemain matin, ils retournèrent voir le Sphinx de Gizeh.

Le temps, le vent, la poussière et l'eau avaient également sculpté le Sphinx de Gizeh. Mais avant eux, c'était des mains d'hommes qui l'avaient fait. Le Sphinx n'avait plus de nez que le nom: il s'était peu à peu désagrégé dans les tempêtes de sable. Mais même sans nez, le Sphinx était magnifique.

"Le Sphinx avait même une barbe," dit père. "Mais elle est tombée il y a des siècles. Une partie se trouve dans un musée."

Lydia imagina la barbe solitaire dans une vitrine de musée. Le Sphinx la regrettait-il? Aurait-il voulu la récupérer? Des marchands avaient installé leurs échoppes non loin de là et des nuées de touristes déambulaient à portée de ses pattes. On entendait des cris et le cliquetis d'appareils photo. Le Sphinx contemplait cette agitation de ses yeux aux orbites creuses et sereines.

C'était à la fois un animal et un être humain, même un roi. Personne n'était aussi vieux que le Sphinx de Gizeh, sinon celui de Cydonia.

"Est-ce qu'on pourrait aller à la recherche de cette chambre dont tu as parlé? Celle qui contient toutes les anciennes connaissances?" demanda Lydia.

"Non, ce n'est pas possible," répondit Père. "Personne ne sait où elle est. De plus, il faut un permis spécial pour entreprendre des fouilles. Et nous ne sommes pas archéologues. Mais si une telle chambre existe, un jour ou l'autre des archéologues la découvriront sûrement."

"Et alors nous saurons ce qu'aujourd'hui nous ne savons pas," Lydia se hasarda à dire. "Peut-être apprendrons-nous même à réveiller les morts."

"Non, ce savoir ne se trouve même pas là," dit Père en lui caressant les cheveux. "T'a-t-on déjà raconté l'énigme du Sphinx? Pas ce Sphinx-ci, mais un autre. Qu'est-ce qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes l'après-midi et sur trois le soir?"

"Eh bien, c'est quoi?" demanda Lydia. "Je ne trouve pas. Est-ce que c'est un animal? Un robot?"

Mais avant que Père puisse répondre, Lydia aperçut quelque chose d'extraordinaire: un objet métallique étincelant sillonnant le désert de sable en ronronnant. Il se frayait un chemin au milieu de la cohue bruyante des touristes, devant les bus et les échoppes des marchands.

"Père, qu'est-ce que c'est que cet objet?" demanda Lydia.

Ils s'approchèrent. C'était un engin qui rappelait un peu une petite pelleteuse et se qui déplaçait sur six grosses roues de caoutchouc. Mais il n'avait pas de conducteur.

"Regarde, le voilà ton robot," fit Père. "Mais il a six pattes."

Le robot se déplaçait à un rythme régulier mais en zigzaguant. Il était capable d'éviter les obstacles. De temps à autre, il s'arrêtait pour creuser le sable sec au moyen de sa pelle.

"Que diable cherche-t-il?" demanda Lydia. "Et comment fait-il pour éviter les obstacles?"

"Je crois qu'il fouille le sable à la recherche d'objets perdus par les touristes: montres, argent, appareils photo," expliqua Père. "Il est équipé d'un détecteur et d'une caméra. C'est probablement une sorte de détecteur de métaux. Il glisse ses trouvailles dans un compartiment spécial puis retourne à l'hôtel le soir."

Le robot se faufila tout d'abord dans l'ombre du Sphinx, puis le dépassa bientôt avant de disparaître dans un nuage de poussière.

"C'était comme s'il savait exactement ce qu'il faisait," dit Lydia pensive.

"Ce n'est qu'une impression," dit Père. "Même nous, nous ne savons pas toujours ce que nous faisons. Le robot est le Sphinx de ce millénaire. Nous, les hommes, nous avons construit le Sphinx et le robot. Et maintenant nous les regardons avec émerveillement. L'un est trop vieux pour nous et l'autre trop jeune. Et tous les deux posent des questions auxquelles nous ne savons pas répondre."

"Je n'ai entendu aucun des deux poser de questions, mais si je devais choisir, ce serait sûrement le Sphinx," fit Lydia.

Lorsqu'ils montèrent dans le bus qui ramenait les touristes à l'hôtel, Lydia se retourna une dernière fois pour regarder le Sphinx. Au-dessus de lui, haut dans la chaude lumière d'Afrique, flottait un nuage à la forme merveilleuse.

"Regarde, Père," dit Lydia. "Tu prétendais que personne n'avait jamais vu de nuage en forme de pyramide."

Mais lorsque Lydia regarda à nouveau les nuages, ils avaient déjà eu le temps de se transformer, de sorte que son père ne vit que des tours penchées et des villes en pleine désagrégation.

 

11. LE COMPAGNON DE HALE-BOPP

 

"Te souviens-tu de la comète que nous avons observée avec le télescope du professeur Siirak?" demanda Père.

Bien sûr que Lydia s'en souvenait. A l'aide de ses meilleurs crayons de couleur, elle était en train de dessiner des Sphinx et des pyramides. Elle dessina aussi l'image d'une petite porte, qu'en fait elle n'avait pas vue. Elle se trouvait entre les pattes du Sphinx et conduisait à la chambre où tous les anciens savoirs étaient réunis.

"Une nouvelle comète fait à présent route en direction du système solaire. Il en va et il en vient des comètes, mais celle-ci est tout à fait particulière," dit Père.

"Particulière en quoi?" demanda Lydia en choisissant un crayon bleu. Elle colora la porte en bleu et ajouta même un bouton de sonnette.

"Pas pour elle-même, mais parce qu'elle a un compagnon," dit Père. "Un immense compagnon quatre fois plus grand que la Terre."

Lydia se remémora le Prophète et sentit l'inquiétude la gagner. "Va-t-il s'écraser sur la Terre?" demanda-t-elle. "Ou vont-ils tous les deux s'écraser?"

"J'en doute," dit Père.

""Mais ce n'est pas hors de question?"

"Comment pourrait-ce l'être?"

Lydia ne se sentit pas très rassurée. "Est-ce qu'on peut voir cette comète au télescope?"

"Certains l'ont vue," dit Père. "Sinon, nous n'en saurions rien. On en a pris des clichés. Mais c'est un objet étrange. Parfois il est visible, d'autres fois non. Il n'est pas toujours là. Et quand il se montre, il semble produire son propre éclat."

"Qu'est-ce que ça veut dire? Que c'est un soleil?"

"Beaucoup de chercheurs affirment que c'est une étoile et qu'on a mal interprété les photos. Mais une étoile serait tout le temps visible. Le soleil ne vagabonde pas de ci de là, comme tu le sais."

"Mais on ne le voit pas la nuit," dit Lydia.

"Non, pas le nôtre. La nuit, on ne voit que les autres soleils."

"Alors, qu'est-ce que c'est si ce n'est pas une étoile?"

"Il y en a d'autres qui disent que c'est une sorte de véhicule."

Cette fois-ci, Lydia abandonna complètement son coloriage. "Ce n'est pas possible, n'est-ce pas?"

"Pourquoi ne serait-ce pas possible?"

"Parce que de tels véhicules n'existent pas."

"Pas ici," dit Père. "Mais l'espace est immense. Si l'on n’en juge que par ce que nous avons vu, nous ne pouvons pas tirer beaucoup de conclusions. Comment savoir ce qui est impossible et ce qui ne l'est pas?"

"Tu crois ces personnes-là, n'est-ce pas?" demanda Lydia. "Tu crois toujours ceux qui disent que les choses impossibles sont possibles."

"De préférence, oui," dit Père en riant.

"Mais si c'est un véhicule, il doit y avoir un pilote."

"Peut-être le saurons-nous en mars."

"Que se passera-t-il en mars?"

"Nous pourrons alors le voir à l'œil nu. Pourquoi n'y aurait-il pas autant de vie là-bas que sur terre? Ou alors, ça pourrait être une sorte de robot. Beaucoup d’hypothèses sont possibles. Peut-être est-il contrôlé à distance."

"A partir d'un autre système solaire?"

"Peut-être."

"Que vient-il faire ici?"

"Peut-être qu'il ne vient pas du tout ici. Peut-être qu'il ne s'intéresse pas le moins du monde à nous, mais qu'il ne fait que passer parce qu'il a quelque chose d'autre à faire beaucoup plus loin. Il ne traverse cette région reculée que parce qu'elle est sur sa route."

"Alors," dit Lydia, "j'irai sur un endroit élevé, peut-être bien sur le toit d'un gratte-ciel. Et je leur ferai signe. Juste pour qu'ils sachent qu'on existe nous aussi."

"Bonne idée," dit Père.

 

 

 

12. CE QUE LE MIROIR NE DIT PAS

 

Quand Lydia était toute petite, elle faisait ses siestes sur un canapé au pied duquel se dressait un miroir. Avant de s'endormir, elle voyait souvent dans le miroir des êtres animés et nantis de grosses têtes en train de l'épier. Ils ne ressemblaient ni à des gens ni à aucun animal qu'elle connaissait. Ils lui faisaient des clins d'œil et parlaient dans une langue qu'elle n'avait jamais entendue ailleurs. Et pourtant Lydia la comprenait. Quand elle eut grandi un peu, ils disparurent pour ne jamais revenir. Et elle oublia bientôt ce qu'ils lui avaient dit.

Mais Lydia aimait jouer avec les miroirs. Peut-être était-ce précisément à cause de ces êtres-là. Au début, elle avait regardé ses propres yeux sans savoir qu’il s’agissait des siens. Plus tard, elle s'était mise à déambuler de pièce en pièce un miroir à la main. Elle ne regardait que dans le miroir, pas devant elle, et tâchait de ne pas se heurter aux objets. Elle trouvait ça très drôle.

Lorsque les autres enfants jouaient à la balle dehors dans le champ, Lydia sortait aussi, emportant avec elle un petit miroir de poche. Elle longeait rues et parcs tout en regardant dans son miroir le ciel, les nuages, les cheminées et les branches d'arbre, qui lui paraissaient alors bien plus intéressants que si elle les avait regardés directement.

Le monde qu'elle voyait dans le miroir était exactement le même que celui que reflétait le miroir, et pourtant ce n'était pas le même. Une transformation s'accomplissait à la surface du miroir qui inversait la gauche et la droite. Elle n'aurait pas su replacer correctement la maison, la main ou l'arbre qu'elle voyait dans le miroir sur la maison, la main ou l'arbre correspondants.

Pour l'anniversaire de ses quinze ans, Lydia demanda un grand miroir comme cadeau. Son père lui en commanda un. Il était muni d'une poignée de vingt mètres de long et d'un socle très stable. Ils l'immergèrent dans la mer de telle sorte que Lydia puisse le lever, le baisser, le tourner et régler son inclinaison manuellement depuis le rivage.

Assise sur la plage, Lydia orientait le miroir dans différentes directions. Elle regardait dans le miroir l'image inversée des vagues et les nuages dans l'image inversée du ciel. Quand la nuit était claire, les étoiles brillaient dans son miroir à des années-lumière d'ici. Et les rares fois où le temps était calme – calme comme un miroir – elle dirigeait le miroir vers la surface de l'océan de sorte que les deux miroirs, en se reflétant l'un l'autre, reflétaient la profondeur de l'autre. Et qu'elle se tourne vers l'un ou vers l'autre, ils dévoilaient tous les deux la même infinité.

Si, de plus, une telle nuit était une nuit de pleine lune, elle orientait alors le miroir lisse vers le reflet de la lune. La lune reflétait le soleil et la mer reflétait la lune, et dans son propre miroir brillait le reflet du reflet d'une étoile invisible, et ses yeux eux-mêmes étaient pleins de lumière. Cette nuit s'appelait Clair de miroir.

Sulevi vint aussi s'asseoir sur le rivage.

Lydia lui dit: "Tu sais quoi? Parfois je pense que le monde qu'on voit dans le miroir est aussi authentique et réel que le monde qui est de ce côté-ci du miroir. Nous croyons que tout ce qui est de l'autre côté du miroir n'est qu'une imitation. Mais qui sait, il se peut qu'ils pensent la même chose de nous là-bas."

"Tu ne peux pas vraiment penser ça," dit Sulevi.

"Pourquoi pas?" dit Lydia. "Chaque fois que je regarde dans un miroir, je vois l'autre Lydia qui regarde de ce côté-ci dans son miroir. Peut-être qu'elle aussi pense que notre monde est un reflet du leur et que, de nous deux, c'est elle la vraie Lydia authentique."

"Les miroirs ne sont que des miroirs," dit Sulevi. "Ils n'ont rien de secret."

"Moi, je crois," dit Lydia d'un ton posé, "que chaque miroir est une porte vers un autre monde. Mais comment faire pour convaincre la Lydia du miroir que moi aussi, de ce côté-ci du miroir, je suis réelle et pas juste son reflet? Parce qu'elle repose toujours son miroir exactement en même temps que moi. Et alors elle ne peut plus me voir, ni le monde qui m'entoure. Je disparais comme si je n'avais jamais existé."

"Laisse-la penser ce qu’elle veut," dit Sulevi. "Pour moi, tu es la seule vraie Lydia authentique. Et tu ne disparaîtras jamais – jamais."

"Je suis son miroir et elle est le mien," songeait Lydia.

Et les Lydia des deux côtés du miroir se mirent à penser à ce qui est réel et à ce qui ne l'est pas, et comment on peut les distinguer.

"Oh, Lydia, oublie le miroir et pense à moi," dit Sulevi. "Le miroir ne peut pas te dire les mêmes choses que moi."

"Dis-les moi," dit Lydia en oubliant le miroir.

 

 

 

13. LES YEUX DE SULEVI

 

Tous les matins, Sulevi prenait son petit déjeuner en lisant le journal. Et aujourd'hui encore, le journal était arrivé et son petit déjeuner était prêt: céréales, café et jus d'orange. Le journal contenait des articles sur le renouvellement du système d'imposition, les zones de basse pression et le talon d'Achille d'un lanceur de marteau.

Mais lorsque Sulevi releva les yeux du journal pour leur donner quelques instants de repos, tout ce que son regard croisa était devenu étrangement différent. Il regarda sa main droite qui tenait la cuiller de céréales. Elle lui parut totalement différente de ce qu'elle avait été, tout embrouillée, comme si sa main de chair possédait soudain d'innombrables mains d'ombre.

Sulevi fut pris de panique. Il toucha sa main droite de sa main gauche mais l'effet fut le même que d'ordinaire. Elle avait seulement l'air différent. En fait, ses deux mains paraissaient différentes. Et pourtant rien ne leur était arrivé. C'est donc que quelque chose était arrivé à ses yeux. Ils ne lui faisaient pas mal, mais ils avaient changé.

Il était si tôt en ce matin d'automne que le soleil n'était pas encore levé. Sulevi habitait au dernier étage ; de la fenêtre de sa cuisine, il avait vue sur une grande route. Lorsqu'il regarda les phares des voitures, ils ne lui apparurent pas comme des points lumineux bien distincts, mais comme des rubans luisants qui s'entrecroisaient, à la manière d'une photographie prise avec une longue durée d'exposition.

Sulevi retourna au lit et tira les couvertures par dessus sa tête. Peut-être n'avait-il pas assez dormi. Il se dit qu'un peu plus de sommeil pourrait lui rendre sa vue d'antan. Mais lorsqu'il rouvrit les yeux, le problème était toujours là.

Sulevi sortit de chez lui. Sur le terrain de sport de l'autre côté de la rue, des enfants jouaient au ballon. Sulevi imagina qu'il devait s'agir d'une ballon de football bien qu'il n'eût pas du tout l'apparence d'un ballon. C'était plutôt comme un macaroni immensément étiré et qui formait des nœuds tout embrouillés.

Les enfants eux-mêmes paraissaient encore plus étranges. Eux aussi avaient l'air de rubans animés tout en conservant malgré tout un aspect vaguement humain.

Sulevi était effrayé par ce qu'il voyait. Cet état de chose n'était pas tout à fait normal, il s'en rendait bien compte. Le mieux serait d'aller consulter un médecin. Il lui fallut avancer à tâtons car il n'était pas encore habitué à ses nouveaux yeux. Mais il parvint à trouver la clinique ophtalmologique.

"Quel est le problème?" demanda l'ophtalmologue.

Sulevi décrivit les symptômes au médecin, et le médecin ausculta ses yeux ave une petite lampe, puis en mesura la pression et enfin le pria de lire la lettre E qui lui était présentée dans différentes positions sur un panneau mural.

"De quoi s'agit-il, docteur?" demanda Sulevi. "Qu'est-ce qu’ils ont, mes yeux?"

"Il n’ont rien," dit le médecin. "Du moins pas pour ce que j'en vois. Je ne crois pas qu'il s'agisse de vos yeux. Le problème est plus profond, bien plus profond. Vous savez, on ne voit pas seulement avec ses yeux. On voit avec tout son être, si je puis dire. Avec le cerveau. La mémoire. L'esprit.

"Mais alors, qu'est-ce que j'ai qui ne va pas? En tant que personne?" demanda Sulevi. "Et est-ce que c'est grave?"

"En réalité, vous n'êtes pas malade. Ça ne va pas vous tuer. Et pourtant, c'est grave, d'une certaine façon. Mais quant à déterminer la cause, là, je ne saurais dire. Vous vous êtes mis en fait à percevoir le temps.

"Pardon?" fit Sulevi.

"C'est pourtant ça. Vous distinguez davantage de dimensions que les autres gens. Rien de plus exceptionnel que ça," dit l'ophtalmologue.

"Comment? Ça n'a rien exceptionnel, ça?" dit Sulevi.

"Bien sûr, c'est plutôt étrange," convint le médecin. "je n'avais encore jamais rencontré un tel cas."

"Est-il possible de s'en débarrasser d'une manière ou d'une autre?" demanda Sulevi. Ce n'est pas que ça me gênerait de voir le temps. Je veux dire, alors que personne d'autre ne le voit. Mais je me sens un peu excentrique, docteur. Je suis sûr que vous comprenez. Peut-être que vous pourriez me prescrire des gouttes pour les yeux…"

"Je ne possède pas ce genre de médicament. Ni personne d’autre, d’ailleurs," dit le médecin. "Il vous faut faire un effort d'adaptation. Ça aurait pu être pire, bien pire. Mais il va de soi que si vous souhaitez obtenir l'avis d'un autre expert – encore qu'il soit peu probable qu'il existe des experts pour votre condition."

"Mais une intervention chirurgicale pourrait sûrement me soulager," dit Sulevi. "Peut-être qu'on pourrait enlever la partie de l'œil qui voit le temps."

"Une intervention chirurgicale… mmmnon, je ne veux pas m'attaquer à ça," répondit le médecin. "Puisque le problème n'est pas dans vos yeux, comme je vous l'ai dit. Il est beaucoup plus profond, si c'est bien un problème. Moi, je n'appellerais pas ça un problème. Et je suis certain que ça ne s'opère pas. Je dirais qu'il s'agit juste d'une nouvelle particularité. C'est votre façon de regarder le monde. Acceptez-la, ça rendra les choses un peu plus faciles pour vous. Vous pourriez même en être fier. Voilà mon conseil. Vous voyez davantage que les autres; c'est sûrement exceptionnel. Unique même!"

Sulevi écoutait en silence. Mais il ne se sentait pas fier, plutôt accablé. Que la chose soit un défaut ou un honneur, il n'en voulait plus.

"Naturellement, ça va peut-être se corriger tout seul," dit le médecin en guise de consolation. "Armez-vous de patience. Peut-être n'est ce dû qu'à un peu de surmenage. Donnez-vous le temps de vous adapter. Mais j'aimerais beaucoup faire paraître un article sur votre cas dans une revue médicale prestigieuse."

"Comme vous voudrez," dit Sulevi, qui remercia le médecin et régla ses honoraires.

Sulevi retourna chez lui nanti de sa nouvelle distinction. Le médecin fit paraître un article sur lui dans une revue médicale prestigieuse, qui eut un certain impact. Il en envoya à Sulevi un exemplaire gratuit. Il contenait une photographie des yeux de Sulevi qui paraissaient tout à fait comparables aux yeux de n'importe qui. On n'y décelait aucun signe qu'il voyait le monde différemment des autres gens.

Sulevi continua de vivre sa vie tout en attendant patiemment que ses yeux redeviennent ce qu'ils avaient été. Mais le temps passait, et il le regardait passer, et ses yeux ne changeaient pas. Puis, graduellement, il cessa d'attendre. Il comprit qu'une fois qu'on a vu le temps, on le verra toujours.

Tout ce qui bougeait et tout ce qui vieillissait laissait sa marque dans le monde, et Sulevi voyait ces marques. Mais rien ne restait jamais comme avant. Il regardait les nuages et voyait leurs états antérieurs. La nuit, il suivait des yeux les années-lumière des étoiles et l'orbite de la lune naviguant dans le ciel. Il se regardait dans le miroir, et le miroir était plein d'yeux – des yeux las et brillants, larmoyants et joyeux et esseulés.

Sulevi regardait les gens s'approcher de lui dans la rue. Ils étaient tous très compliqués. Dans chacun d'eux, il y avait une multitude de moi, et pourtant chacun n'était qu'un. C'était déroutant et épuisant. Dans les visages d'aujourd'hui, Sulevi voyait ceux d'antan, jusqu'à l'adolescence et à l'enfance.

Un jour, Sulevi aperçut même Lydia au loin dans la rue. Tout d'abord, il ne se rendit pas compte qu'il s'agissait d'elle. Lorsqu'enfin il la reconnut, il remarqua qu'elle ne se souvenait pas de lui. Mais dans ce regard vide, il reconnut pourtant le temps de leur enfance partagée.

 

Cyrus Teed: (1837 - 1908) médecin américain fondateur de la théorie de la "planète creuse" et de la secte "Koresh".

Gregorian penumbra:

A captivating homage to the "Gregorian Penumbra", and to the darker allegories of earlier Yuletide/Solstice rites. Traditional carols are presented in arrangements true to this medieval sensibility; others are presented in a modern spirit of ethnic and spiritual diversity.

O Fortuna: Carmina burana