La question du désarmement nucléaire en Europe et la Constitution européenne


    (Notes pour une présentation aux 3èmes Rencontres internationales pour le désarmement nucléaire, biologique et chimique à Saintes, Dimanche 11 mai, atelier B4: Le rôle de l'Europe. Mikael Böök, book@kaapeli.fi)


    1.

    Au premier abord, on pourrait penser que nous mélangeons plusieurs choses ici qui devraient être tenues soigneusement séparées. Le but d'une constitution est de décrire les principes et les institutions politiques de l'état d'une manière normative et donc de servir de loi fondamentale pour la société. Le désarmement nucléaire, d'un autre côté, s'intéresse à une politique concernant un type d'armement particulier et aux mesures qui rendent effective cette politique.

    Dans les débats en cours sur la constitution européenne, les leaders ou les commentateurs qui rêvent de voir l'Europe accéder à un statut de super puissance mentionnent parfois les politiques européennes sur les armes NBC (nucléaires, bactériologiques et chimiques). Le désarmement nucléaire européen, par contre, a été, au début du XXIème siècle, quasiment totalement absent de ces débats.

    Le désarmement nucléaire semble séparé du débat sur la constitution par des barrières mentales insurmontables. Les décisions concernant les armes nucléaires sont considérées comme étant trop stratégiques pour être décidées par voie législative et par conséquent, en principe tout du moins, de façon démocratique. De plus, les questions touchant à la constitution sont souvent jugées trop complexes pour que le citoyen ordinaire soit autorisé à y prendre part. Par conséquent, dans de nombreux pays le peuple n'est pas autorisé à décider de quoi que ce soit sur la constitution européenne. La constitution et la stratégie militaire étant tous deux des domaines problématiques, qui songerait à s'attaquer aux deux à la fois?

    Et pourtant, dans le monde réel, il existe d'étranges animaux politiques, dont les rayures blanches de la toge du législateur s'entremêlent aux rayures noires du harnais du soldat. L'homme d'état américain (USA) Philip Bobbit, auteur de The Shield of Achilles [le bouclier d'Achille] est un exemple vivant de cette étrange espèce qui s'intéresse particulièrement à la 'dynamique entre la lutte constitutionnelle et le changement stratégique'1.

    Ces notes invitent à s'intéresser de plus près à cette 'dynamique'. Bien sûr, nul n'est besoin de partager les opinions de Philip Bobbitt sur le rôle et la mission des Etats-Unis dans le monde d'aujourd'hui pour comprendre son approche globale.



    2.

    Pendant la Guerre Froide entre les Etats-Unis et l'URSS, il était pratiquement impossible pour les Européens de combiner des perspectives stratégique et constitutionnelle. Au contraire, tous les efforts étaient tournés vers le maintien ou, alternativement, la rupture du statu quo politique et militaire en Europe. Ceux qui voulaient briser ce statu quo avaient à imaginer une Europe au-delà de la Guerre Froide: 'Il faut que nous commencions à agir comme si l'Europe unifiée, neutre et pacifique, existait déjà'2 écrivait E.P. Thompson et les autres signataires de l'appel pour le désarmement nucléaire européen (END) en avril 1980. Pour le mouvement pacifiste des années 80, il fallait d'abord adopter cette vision (à l'époque) utopique d'une Europe non divisée.

    Le but du mouvement pour le désarmement des années 80 était d'en finir avec la division de l'Europe en deux blocs politico-militaires et de libérer l'Europe des armes nucléaires 'de la Pologne au Portugal'. Ses perspectives se limitaient aux stratégies militaires concernant l'Europe et aux relations culturelles ou civiles entre les peuples d'Europe de l'Ouest et de l'Est. Le mouvement ne s'est donc pas intéressé aux développements de la constitution, qui ont eu lieu simultanément dans le groupe de pays européens appelés CEE ou Marché Commun.

    Au commencement de la décennie, le projet ambitieux d'Altiero Spinelle et du Parlement européen visait à faire un pas décisif vers une union politique des pays d'Europe de l'Ouest formant le Marché Commun. Et, pour la première fois, le Parlement européen était composé de membres élus par les peuples (élections de 1979).

    Le projet de traité établissant l'union européenne3, qui n'est rien de moins que la constitution d'une Europe démocratique (quoique limitée à l'Europe de l'Ouest) a été approuvé par une grande majorité de membres du Parlement européen en février 1984.

    La constitution de l'union européenne du Parlement européen, toutefois, a rapidement été enterrée par les gouvernements, entre autres, de Mme Thatcher et de François Mitterrand4. On peut se demander pourquoi.

    Une des raisons de l'enterrement du projet Spinelli a été, sans aucun doute, ses implications stratégiques. Comment envisager le développement de l'alliance militaire transatlantique entre l'Union Européenne et les Etats-Unis si était réalisée une union politique de la France, la Grande-Bretagne, la République Fédérale allemande, l'Italie, les pays du Bénélux, le Danemark et la Grèce? Que se serait-il passé entre l'Europe de l'Ouest et le bloc soviétique?

    Inutile de refaire l'histoire avec des si. Mais comparons les dispositions de la constitution du Parlement européen (1984) avec les articles de la constitution de la Convention européenne (2004) et le traité modificatif de Lisbonne (2007).

    La constitution de 1984 ne mentionne pas l'OTAN, ni aucune autre alliance militaire, alors que la constitution de 2004 et le traité modificatif de 2007 contiennent tous deux des clauses mentionnant l'OTAN et de fait aussi lient l'Europe à cette organisation militaire5.

    Il semble donc qu'il y ait une différence stratégique entre les projets de constitution de ces deux périodes historiques. Il serait néanmoins simpliste d'en déduire que les auteurs du projet de traité de 1984 étaient hostiles à l'Alliance Atlantique. Nous pouvons par contre supposer qu'ils pensaient que les clauses concernant les alliances militaires n'avaient pas leur place dans la constitution. Le raisonnement pouvant être que la situation internationale est sujette à des changements rapides, alors qu'une constitution doit être conçue pour durer longtemps. De ce fait, il est possible de contracter ou de quitter des alliances extérieures sans changer la constitution.

    Il faut ajouter, toutefois, que les forces motrices derrière le traité de 1984 avaient tendance à considérer le Pacte atlantique et l'union européenne comme des alternatives stratégiques. Dès 1962, dans un article pour le journal américain Foreign Affairs, Spinelli écrivait:



    « Les Etats-Unis doivent se préparer à se désengager militairement et à accepter la dénucléarisation de l'Europe, à condition, toutefois, que la défense de l'Europe de l'Ouest contre une attaque conventionnelle soit confiée à une armée européenne et non à une coalition d'armées nationales. »6



    Le bloc soviétique s'est ensuite dissous et l'Europe devint peu après le continent uni et relativement pacifique dont E.P.Thompson et les activistes du désarmement nucléaire européen n'avaient pu que rêver jusque là. De nouveaux pas ont ensuite été faits vers une 'union de plus en plus étroite' de l'Europe, voulant dire par là une Europe politiquement unie, avec un ministre des affaires étrangères et une politique de sécurité et de défense communes.

    Le Pacte atlantique et l'OTAN, d'un autre côté, ont vu leur rôle d'alliance militaire et organisation confirmé et non pas abandonné ou transformé en alliance non-militaire d'amitié et de confiance mutuelle.

    La 'dénucléarisation de l'Europe', l'un des objectifs de base de Spinelli, n'a pas eu lieu non plus.

    Est-ce que le désarmement nucléaire européen a été discuté par Giscard d'Estaing et les délégués de la Convention européenne? Est-ce que la possibilité de bannir les bombes atomiques des terres européennes et des sous-marins français et britanniques a été prise en compte par les dirigeants politiques et les militaires européens au cours de ces dix dernières années?

    Malheureusement, la réponse est non. Quelques hommes politiques des états non nucléaires ont bien milité pour le désarmement tant nucléaire que général, mais d'autres, plus influents et plus puissants, comme Tony Blair, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont pris la direction opposée. Hans Blix , le président de la commission 'Armes de destruction massive' note :

    On voit même apparaître de nouveaux types d'armements: le bouclier anti-missile américain pourrait déclencher des contre-mesures de la part de la Chine et de la Russie dans le domaine nucléaire, et des armes nucléaires avec de nouvelles possibilités sont peut-être en cours de développement aux Etats-Unis et ailleurs.7

    Ailleurs se référant ici, par exemple, à la Grande-Bretagne et à la France.

    A l'exception de décideurs-clés (comme Blair, Des Brownes, Chirac et Sarkozy), qui travaillent activement à la promotion des armes nucléaires comme solution aux problèmes stratégiques d'aujourd'hui, les hommes politiques en général sont restés passifs. On peut en dire autant de la presse et du public. Même les critiques les plus ardents du biais capitaliste8 ou des procédures non démocratiques du processus actuel de rédaction de la constitution européenne ont eu tendance à négliger le problème du désarmement nucléaire9.



    4.

    Les gouvernements pensent que le maintien et la modernisation de l'arsenal nucléaire est encore le bon choix10, mais le coeur du problème réside dans le fait que l'on n'a jamais rien demandé au peuple. Nulle part et jamais un peuple n'a démocratiquement décidé que l'état devrait établir un programme d'armes nucléaires et procéder à la fabrication, au stockage et à l'utilisation éventuelle de ces armes.

    Ces commentaires nous ramènent au point de départ: la question des armes nucléaires devrait inscrite dans la constitution, pour que les peuples aient la possibilité de dire non. 'Les peuples européens doivent prendre le contrôle de ce sujet', comme l'écrivait récemment Jean-Marie Matagne dans un email11.

    Nous, le peuple, devons avoir le droit d'insérer un article dans la constitution qui bannit les armes de destruction massive. Avons-nous ce droit? Et si oui, quelles sont nos chances de pouvoir en faire usage?



    5.

    En supposant que nous en ayons le droit, au moins de jure sinon de facto, on peut quand même se demander si c'est une bonne idée que d'en faire usage. Ne serait-il pas plus sage de garder les questions des armes nucléaires et conventionnelles séparées et de les considérer une par une?

    Dans mon humble opinion, le bannissement constitutionnel des armes NBC et l'union politique de l'Europe ne peut être atteints qu'ensemble. L'un n'est pas possible sans l'autre.

    Considérons les alternatives possibles. Continuer dans la même voie, c'est-à-dire modernisation nucléaire, prolifération nucléaire et une apparence d'Union européenne sous domination américaine? Ou bien créer une super-puissance européenne, armée jusqu'aux dents avec des armes NBC européennes? Il est difficile de trouver un autre mot que 'criminel' pour décrire ces 'alternatives'.

    Bien sûr, ces alternatives sont très loin de la proposition modérée de Spinelli de créer 'une puissance européenne démocratique'12.

    Il nous faut retourner aux racines de l'Union européenne, au Manifeste de Ventotène13 et à l'idée de l'Europe comme projet de paix. Mais le défi principal n'est plus de stopper les guerres en Europe, parce que ce but a été plus ou moins atteint. Le défi maintenant auquel fait face l'Union européenne est d'abolir les armes NBC sur son propre sol et par là de montrer au monde entier le bon exemple dont il a tant besoin.



    6.

    J'entends les objections: les armes NBC, ou au moins les armes nucléaires, sont un élément essentiel des stratégies militaires actuelles de la France, de la Grande-Bretagne et de l'OTAN. Comment ces stratégies changeraient-elles si les armes NBC sont éliminées? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire, tout d'abord, de consulter les militaires, dont il ne faut pas oublier qu'ils ne sont pas de grands supporters des armes NBC. Ensuite, il faut développer une stratégie en réseau [network-centric]14 qui soit une alternative à l'actuelle stratégie axée sur les armes [weapons-centric].







    (Texte traduit par Francine Fèvre, relu par Isabelle Pauthier)



    1Extrait de l'interview avec Philip Bobbitt sur http://www.randomhouse.com/knopf/authors/bobbitt/qna.html (accédée le 13 avril 2008).

    2E.P.Thompson and Dan Smith (Eds): Protest and Survive. A Penguin Special 1980, p 225.

    3Ce projet de traité, parfois aussi appelé le projet Spinelli,peut être consulté en français et en anglais sur http://www.spinellisfootsteps.info ou bien sur http://www.ena.lu/draft_treaty_establishing_european_union_14_february_1984-020302470.html . La version italienne se trouve dans Angelino, Luciano: Le forme dell'Europa. Genova 2003, pp 252-276.

    4Les rapports sur la réception du projet de constitution dans les différents pays de l'Union européennese trouvent dans: Bieber, Jacqué and Weiler: An Ever Closer Union. A critical analysis of the Draft Treaty establishing the European Union. Luxembourg, 1985.

    5Voir l'article I-41 dans le projet de constitution de la convention (2004) . Le traité modificatif de Lisbonne est un document un peu brouillon, mais il est clair pour les juristes, au moins, que « le traité de Lisbonne ferait avancer l'Europe d'un pas vers une politique de sécurité et de défense communes (common security and defense policy, CSDP) et la perspective d'une défense commune compatible avec l'OTAN » in http://grahnlaw.blogspot.com/2008/01/eu-treaty-of-lisbon-security-and.html

    6Voir Spinelli, A. (1962): "Atlantic Pact or European Unity". Foreign Affairs 40 (July), p 552. Le passage cité continue: « Il faudra reconnaître la frontière actuelle entre l'Est et l'Ouest, et donc accepter la partition de l'Allemagne, mais au lieu d'abandonner l'Allemagne de l'Ouest aux ressentiments nationalistes inévitables et naturels à un état souverain, il faut qu'elle devienne un élément vital de la nouvelle démocratie fédérale européenne ».

    7Weapons of Terror. Freeing the World of Nuclear, Biological and Chemical Arms. The Weapons of Mass Destruction Commission 2006, p 15.

    8 Par biais capitaliste je veux dire que le traité constitutionnel et le traité modificatif sont imprégnés de l'idéologie néo-libérale qui favorise les mouvements de capitaux sans restriction ni régulation et fait montre d'une aversion générale pour les services publics et la redistribution des revenus.

    9Cependant, le Charter of principles for another Europe, qui a été élaboré par un réseau d'organisations et d'individus au cours du Forum Social européen (FSE), comprend le passage suivant: « [Notre] Europe répudie toute utilisation et production d'armes nucléaires, toutes armes de destruction massive de même que la torture, la peine de mort et toue forme de traitement dégradant. Elle s'engage à démilitariser et dénucléariser de façon à construire un monde ouvert et accueillant et une société qui permette la libre c irculation et l'implantation des êtres humains. Voir http://www.fse-esf.org/spip.php?rubrique86 .

    10 Le ministre Des Browne, par exemple, croit encore qu'il est moralement justifié de construire et entretenir de nouvelles armes nucléaires au XXIème siècle. Voir “THE UNITED KINGDOM’S NUCLEAR DETERRENT IN THE 21ST CENTURY”. SPEECH BY THE SECRETARY OF STATE FOR DEFENCE KING’S COLLEGE LONDON 25 January 2007. (http://image.guardian.co.uk/sys-files/Politics/documents/2007/01/25/Nucleardeterrentspeech.doc - Accessed in April 2008)

    11Email personnel envoyé à l'auteur de ces notes, avril 2008. Jean-Marie Matagne est un membre actif de l'association 'Action des citoyens pour le désarmement nucléaire' (http://www.acdn.net ).

    12 Spinelli: “una sobria proposta di creare un potere democratico europeo”. In l'autobiographie de Spinelli, Come ho cercato di diventare saggio (Società editrice il Mulino 1987), p 309.

    13 Le Manifeste de Ventotène est un appel pour une Europe libre et unie, écrit par Ernesto Rossi et Altiero Spinelli au printemps de 1941. Spinelli et Rossi étaient à ce moment prisonniers politiques et exilés sur la petite île de Ventotène. Le texte original est reproduit in: Plusieurs éditions et traductions sont disponibles sur internet.

    14 Network-centric warfare (aussi appelé 'network-centric operations') est une appellation buzzword des militaires (Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Network-centric_warfare , consulté en avril 2008). On retrouve les implications profondes de la numérisation de l'information et de l'influence de l'internet sur toutes les formes d'actrivités humaines, y compris la guerre et la stratégie militaire. La définition des stratégies en réseau à l'échelle mondiale est une tâche pour le futur.